Journal – Cognition, mémoire, temps

La mémoire.

C’est un sujet qui touche particulièrement les personnes atteintes d’hypersomnie Idiopathique, même si nos neurologues, eux, s’en foutent un peu vu que ça n’entre pas dans leur tableau clinique. Quand on dit à quelqu’un « je souffre de troubles cognitifs notamment au niveau de la mémoire et de l’orientation dans le temps », ils ne comprennent pas vraiment ce que ça veut dire…

Cet extrait de mon journal, écrit en Mars 2015, à une époque où mon état de fatigue exacerbait ces troubles (surtout au niveau de la mémoire), peut peut-être apporter quelques éclaircissements sur la nature et l’impact de ces symptômes cognitifs.

JOUR 65 – MERCREDI 11 MARS 2015

La crise de migraine a commencé hier vers 14 heures. Elle a rendu mon endormissement difficile, malgré un bain tiède au préalable, 400mg d’ibuprofène et un environnement silencieux et sombre. Elle a cessé aujourd’hui aux alentours de 18 heures 30, soit une durée d’un peu moins de 30 heures. J’ai donc pu me nourrir avec appétit après 30 heures de jeûne.

J’ai vu Doc’traitant aujourd’hui, il prolonge mon arrêt pour la semaine prochaine. Tant mieux. Il faudrait que je puisse faire le ménage, et aussi que j’en profite pour m’occuper de ma paperasse. Je crois que j’aurai besoin d’aide pour ça. Je peux peut-être demander à la Fripouille ou à Tara.

J’ai tellement de rendez-vous et autres trucs que je ne m’y retrouve plus. Je ne sais plus. Il y a l’IRM, jeudi prochain.

Pour l’IRM, je dois amener l’ordonnance de Neuro, et le flacon de produit de contraste. Dois-je être à jeun? Merde, j’en sais rien… Ce sont mes grands parents qui me conduiront. C’est vers 11h, 11h30. Eux même ne sont pas surs. Ou alors c’est moi qui ne suis pas sure? Je ne sais plus. Je devrai les rappeler.

Il y a aussi le rendez-vous à l’hôpital, là. Ça, c’est pas encore fixé, je dois attendre les infos. Et y’a le rdv chez Neuro vendredi aussi. Non… C’était la semaine dernière. Ou je confond avec il y a un mois? Je dois bien avoir un compte rendu quelque part, si je l’ai vu il y 5 jours…

Bon, j’ai dû aller fumer 2 cigarettes, mais ça y est, j’ai fait le tri. Il y a l’acupuncteur demain. Maman vient me chercher.

Il y a l’IRM, donc. Neuro m’a fait l’ordonnance vendredi dernier, donc ça, c’est bien du passé. En avril, vers le 20 (peut-être le 22?) le rendez-vous avec l’assistante sociale. En mai, le rdv chez la dermato. Là, je dois ne pas être à jeun (ce qui sera compliqué puisque c’est le matin). En aout, l’ophtalmo, aucun pré-requis particulier.

C’est trop. C’est simplement trop à gérer pour moi. Trop pour mon cerveau. Trop pour ma mémoire. Je mélange tout. Je ne me l’explique pas. J’en suis touchée aux larmes

Comment faire quand on ne fait plus la différence entre hier et il y 1 mois? Comment faire quand je confonds l’endroit où j’étais il y une semaine avec celui où je me trouvais il y a une heure?

Combien de temps cela va-t-il durer? Et quelle valeur aurait la réponse à cette question, puisque je ne sais plus évaluer le temps, d’aucune façon? Je sais que ce n’est pas normal de ressentir une pression imminente pour un évènement prévu pour dans 1 mois, comme s’il s’agissait d’une heure, et inversement. Je sais qu’un mois n’est pas égal à une heure. Et pourtant, tout se mélange. Il parait (pour ce que l’on sait, ou croit savoir) que c’est quand on dort que le cerveau « classe » les évènements dans la mémoire (et je suis, pour ma part, convaincue que la mémoire est la base de notre ressenti du temps qui passe).

J’imagine ces dossiers parfaitement rangés dans des étagères parfaitement ordonnées, dans un long couloir parfaitement rectiligne; ces dossiers, de tailles différentes, uniques, avec leur identité individuelle, classés par dates, avec des marqueurs de couleurs spécifiques selon l’importance et le thème; des liens hyper-texte magique qui permettent de les relier entre eux, en tenant compte de tout les paramètres précédents dans leur interaction, pour en assurer l’interprétation globale et une parfaite fluidité de lecture et de correspondance; un réseau interne, personnel et immensément riche d’informations et de ressources: c’est ce qu’était ma mémoire.

J’ai toujours eu une excellente mémoire, et aujourd’hui, je dois parfois m’y reprendre à 3 fois pour orthographier un mot simple correctement. Voir un Y à la place d’un I ne choque plus mes yeux, sans repères. Ma belle bibliothèque de dossiers ordonnés et précieusement conservés, s’est transformée en un vaste océan aux courants aléatoires, et les souvenirs aux pages arrachées, grossièrement fourrés dans des boites, flottent dans un ordre anarchique, sans plus aucun lien; il n’y a plus de marqueurs, juste des boites, des tas et des tas de boites identiques qu’il me faut ouvrir. L’orthographe du mot « spécifique » se trouve probablement dans une boite entre mon rendez-vous de demain soir chez l’acupuncteur, et une soirée avec des amis d’il y a 2 ans.

Ma mémoire me lâche. Et je n’ai plus de conscience du temps.

Que reste-t-il, sans mémoire? Quels projets, quels espoirs, quelles possibilités? Comment savoir où aller, quand on ne sait pas d’où l’on vient, ni pourquoi on en est parti?

Et bien c’est simple, dans ce cas là, je suppose: je ne vais nulle part. Je suis passive et paniquée d’être perdue dans le temps. Moi, passive et paniquée. On dirait une mauvaise blague.

D’où je viens? Je viens d’un temps où le temps existait. Pourquoi m’en suis-je éloignée? Etant donné l’aggravation constante de mes symptômes depuis ces 2 dernières années, je dirais que c’est parce que le rythme de salariée m’épuise, et si je peux mentir à mon corps en tirant comme toujours sur mes nerfs (que je sais grossièrement relâcher en gueulant sur des arpèges à la guitare ou en regardant le Roi Lion), je ne peux pas mentir à mon cerveau. Où je vais? C’est simple, une fois encore. Mais ici, j’ai le choix:

Je peux aller vers un temps où le temps n’a plus d’importance, et où l’anarchie de ma mémoire ne serait d’aucun trouble. Retrouver Alice au pays de la Folie*, sans doute…

Ou je peux aller vers un temps où je pourrai de nouveau essayer de classer toutes mes boites. Le chemin, je suppose: le repos, et un sacré temps de sommeil pour que les petits bonshommes des équipes de maintenances du secteur des archives fassent leur putain de boulot.

Je pensais aller mieux, depuis que je suis en arrêt, je me suis reposée, j’ai même trouvé l’énergie d’aller me balader, de faire un peu de son. C’est vrai, je vais mieux. J’arrive à écrire dans ce journal de nouveau, j’arrive à écrire plus facilement, plus longtemps, je trouve les mots, mes pensées se croisent, s’articulent, je ne perds plus le fil (je file même quelques métaphores), et une demi-heure ne passe plus en une seconde (ce qui indique en fait, je l’ai compris grâce au TILE, un endormissement dont je n’aurais pas eu conscience). C’est comme si ma mémoire à court terme fonctionnait de nouveau (et PUTAIN ça fait du bien de se souvenir de ce que l’on est en train de penser pendant qu’on le pense !) mais ma mémoire à « moyen terme », ma mémoire à long terme, elles, sont toujours en vrac. Quand je repense à cette fois là il y a quelques mois, avec Luc, en voiture, où j’ai pris en photo la voiture de devant, parce que je l’avais vue des dizaines de fois depuis des années, dans presque tous mes souvenirs de trajet en voiture, et que je devenais folle de voir cette voiture, avec cet autocollant, absolument partout, et que, toute consciencieuse que je suis, je voulais avoir sa plaque exacte pour vérifier la « prochaine fois que je la verrai ! » …

Évidemment, je n’ai jamais revu cette voiture. En vérité, je ne l’avais jamais vue avant. Je le sais. Je m’en suis rendue compte il y a quelques jours, en voyant la photo dans mon téléphone. En la regardant, je suis toujours persuadée que je connais cette voiture, que je l’ai vue souvent, cette impression qui n’a de nom qu’en français** ne m’a pas quittée une fois le moment passé. Mais je sais que ce n’est pas la réalité. Que c’est un bug dans mon cerveau, qu’un des petits bonshommes qui tiennent les dossiers à jour s’est empêtré dans sa paperasse, et s’est subitement mis à faire des dizaines de copies d’une information inutile pour la glisser par erreur dans autant de dossier plus ou moins bien classés.

Neuro me dit « Qu’on puisse vous conseiller d’aller voir un psy, c’est normal; Ok dans votre cas, vous n’êtes pas déprimée et vous n’en sentez pas le besoin, mais il faut se méfier avec ces maladies, elles peuvent induire une perte de confiance en soi et une déprime, qui elles mêmes entretiendront la maladie, patati patata »… Sans déconner?

Je ne suis pas triste, Neuro. Je ne suis pas déprimée.

Est-ce que réaliser soudain que j’ai virtuellement « planté » comme un vieux PC pourri, la bouche ouverte, avec une flaque de bave sur mon sweat me fait perdre un peu de mon estime de moi? Oui. Oui, assurément. Est-ce que réaliser, en cherchant la cause à une odeur de fennec qui me pique le nez, que ma dernière baignade remonte à plus de 4 jours alors-que-pourtant-j’en-suis-sure-je-me-suis-lavée-hier, me fait perdre confiance en mon jugement? Sans doute. Est-ce que faire une foutue névrose dans une voiture avec un ami à cause de la certitude profonde de l’omniprésence quasi mystique d’une vulgaire bagnole dans ma vie, à tort, me fait douter de moi? Certainement.

Devrait-il en être autrement?

Putain de merde, j’espère bien que non. Et s’il vous plait, le jour où j’en aurais plus rien à foutre de m’endormir en allant pisser, de mettre mon téléphone au frigo; le jour où ça ne me perturbera plus de me brosser les dents avec de la crème pour les mains, de manquer de crever étouffée à cause d’une « absence » en mangeant, ou de confondre hier avec demain: je vous en prie, envoyez moi « voir quelqu’un ». Mais, entre nous, si ce jour arrive, je ne pense pas que ce soit d’un psy dont j’aurai besoin.

* Référence au jeu vidéo Alice Madness Returns.

** L’impression de « Déjà-vu ». (« Cette impression qui n’a de nom qu’en français » est une nouvelle de Stephen King publiée dans le recueil Tout est Fatal).

9 thoughts on “Journal – Cognition, mémoire, temps

  1. Archibuteo

    Oh. Cette lecture m’émeut énormément. On frôle la folie. Pas le délire psychotique mais la perte de repères et de sens. Sans hier, et sans demain, c’est le sens de sa vie qui se disloque. Tu n’étais pas sans hier du tout, mais si j’ai bien compris ta fonction cognitive mémorielle melangeait ça en une grosse salade composée où tu decelais de probables erreurs.
    Bien sûr je savais. Je t’ecoutais me le raconter mais le lire c’est carrément autre chose ! C’est flippant…
    Et je préfère savoir que « les petits bonshommes des équipes de maintenances du secteur des archives ont fait et feront leur putain de boulot. »
    Pour finir tu n’es ni folle ni en dépression, et c’est tout à fait normal de penser que ce que tu éprouves et vis n’est pas dans la norme. Garde tes proches Gardes-fou près de toi, ils n’ont jamais été aussi bien nommés. Je n’aurais pas imaginé qu’il soient si importants quand le cerveau fait défaut, mais maintenant ça me semble évident !
    Superbe article qui remue…

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    1. Sam H.I. Post author

      Je sais pas si je parlerais de folie.. Mais je comprends ce que tu veux dire.

      Merci pour ton commentaire ! oui, maintenant j’essaie de laisser autant de temps que possible aux petits bonshommes, et à moins d’une grosse dette de cuillères, ils font à peu près leur boulot correctement, en tout cas, la plupart du temps !

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  2. Fripouille

    C’est fou! Rien qu’en te lisant j’ai eu l’impression d’être baladé de courant en courant comme tes « archives ».
    Et pourtant, tu a l’air d’assez bien t’en sortir en ce moment ?
    Il n’empêche que tu reconnais l’existence du temps ! Et ça c’est important 😋

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    1. Sam H.I. Post author

      Oui clairement, depuis que j’ai arrêté le travail et que je dors et me repose autant que je peux, ça va beaucoup mieux! Au moins jusqu’à ce que je dépasse un certain stade de fatigue..!

      À l’époque j’enchainais les arrêts de travail de quelques jours, et je n’avais clairement pas assez le temps de me reposer… Ces symptômes sont tout simplement ceux d’un manque important de sommeil. Le truc c’est que nous autres hyper idios manquons cruellement de sommeil même en dormant 12 heures par nuit! Alors il nous en faut, du repos, pour que les petits bonshommes des archives fassent leur foutu boulot!

      Le temps? Noooon il n’existe pas! C’est une invention ! 😝

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  3. Dull

    C’est incroyable que les médecins semblent ne pas se préoccuper de ces pertes de mémoires…
    La mémoire est ce qui caractérise une personne non? Pourquoi l’excluent ils du traitement?
    (D’ailleurs je trouve que tu as réussi à bien retransmettre cette idée)

    Ton article est poignant et très intéressant.

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    1. Sam H.I. Post author

      Eh oui, malheureusement, l’HI est souvent réduite à la question de la somnolence et du temps de sommeil, en oubliant les impacts de la fatigue…

      Après je ne crois pas qu’il existe un « traitement » pour la mémoire, de toute façon 😉 mais blague à part, c’est vrai que ce serait bien que tous ces symptômes soient reconnus par les spécialistes…

      Merci pour ton commentaire!

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  4. TuesdayChild

    J’aime énormément ce texte, on dirait presque du saint Augustin (‘J’arrive au vaste palais de la Mémoire, là où sont conservés les trésors des images innombrables » …), mais un saint Augustin ascendant Lewis Caroll qui écrirait de la science fiction :).
    Les nature des souvenirs, celle du temps, le passé, l’avenir, les impressions de déjà vu … Alice (de l’autre côté du miroir) : « ça s’est passé la semaine prochaine »… Peut-être la « vraie » mémoire peut-elle s’exercer dans les deux sens ? On sait si peu de choses sur la mémoire, on sait si peu de choses sur le cerveau, on sait si peu de chose sur qui (ou sur ce que) nous sommes.
    Merci donc beaucoup d’avoir mis en ligne texte à la fois très beau, tourbillonnant et un peu dérangeant (nan, j’ai pas dit « dérangé » XD). C’est un exercice de lucidité lumineuse.
    C’est dommage, car j’avais envie de conclure sur la folie !
    ( » En amour comme au jeu d’échec
    Les fous sont les voisins des rois. « )
    C’est pas de moi, c’est de Gougaud.
    Take care. Et pense à écrire un livre !

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    1. Archibuteo

      Ça paraît très loin et énorme comme travail, d’ecrire un livre. Mais c’est vrai, je pense aussi que tu publieras un jour. Et ton livre sera chez moi entre autres. 😉 Ton ecriture est précise et précieuse, qu’il s’agisse du fond ou de la forme ! Surtout continue.

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      1. Sam H.I. Post author

        Merci à vous deux pour ces commentaires adorables! Mais…. Un livre? Ahhhhh trop de pression!! Essayons déjà de sortir deux articles par mois, ce serait pas mal! ;-p

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