Qu’est-ce que la théorie des cuillères? Pourquoi certaines personnes affectées d’une maladie chronique s’identifient sous le surnom de « spoonie » (de « spoon », cuillère en anglais)? Pourquoi certains s’expriment en terme de « cuillères » pour parler de leur état, de leur niveau d’énergie?
La théorie des cuillères (ou Spoon Theory) est née d’un récit de Christine Miserandino, posté sur le site https://butyoudontlooksick.com (pourtant tu n’as pas l’air malade). Le texte original est en anglais. Je vous propose ici la traduction en Français de Louyse Trudel. On se retrouve après.
Ma meilleure amie et moi étions au restaurant, discutant comme d’habitude.
Il était très tard et nous mangions des frites avec de la sauce.
Comme n’importe quelles filles de notre âge, nous passions beaucoup de temps au restaurant, et nous parlions des garçons, de musique et ainsi de suite.
Nous n’étions pas sérieuses et plaisantions beaucoup.
Comme je prenais l’un de mes médicaments au milieu du repas comme d’habitude, elle me regarda avec un air étrange, en s’arrêtant de parler. Et tout d’un coup elle me demanda comment c’était d’être atteinte de Lupus.
J’étais étonnée qu’elle me pose la question, je pensais qu’elle savait ce que c’était car elle m’avait accompagné chez le docteur de nombreuses fois. Elle me voyait utiliser une cane pour marcher, elle me voyait vomir dans la salle de bain, pleurer de douleur, qu’y avait-il à dire de plus ?
Je commençais par parler des cachets à prendre, des douleurs,… mais elle ne semblait pas satisfaite.
Je m’étonnait d’autant plus. Elle me connaissait depuis des années, elle savait tout ce qui était médical. Elle me regardait avec cet air que les gens malades connaissent bien. Celui de quelqu’un qui ne peut pas vraiment comprendre ce que c’est d’avoir votre maladie.
Elle me demandait comment c’était? pas physiquement, mais plus mentalement, d’être malade?
Alors que je cherchais mes mots je regardais autour de moi, cherchant l’inspiration pour mettre des mots sur quelques chose que je n’arrivais pas à définir moi même.
Comment expliquer chaque détails de chaque jours ?
Décrire les émotions de quelqu’un de malade.
J’aurais pu laisser tomber, faire une blague comme d’habitude et changer de sujet. Mais si je n’essayais même pas de l’expliquer, comment lui demander de me comprendre ?
Si je n’y arrivais pas avec ma meilleure amie alors avec qui ?
Je devais au moins essayer.
C’est à ce moment là que « la théorie des cuillères » est née.
J’ai attrapé toutes les cuillères de la table,
et même celles des tables à coté.
J’ai regardé mon amie dans les yeux et je lui ai dit :
« Voilà, tu as un Lupus ». Elle m’a regardé avec un air un peu confus, comme n’importe qui à qui on donnerait un bouquet de cuillères.
Je lui ai expliqué que la différence entre être malade et être en bonne santé résidait dans le fait que quelqu’un de malade doit réfléchir et faire des choix là où quelqu’un en bonne santé peut faire ce qu’il veut et trouver cela parfaitement normal.
La plupart des gens commencent leur journée avec un nombre illimité de possibilités, l’énergie de faire tout ce qu’ils veulent, plus particulièrement les personnes jeunes.
Ils n’ont pas à réfléchir aux conséquences de leurs actes.
C’est là que les cuillères entrent en action.
Je voulais qu’elle ait quelque chose en main, que je pouvais lui retirer, afin qu’elle ressente une idée de « perte ».
C’est moi qui lui prendrais les cuillères, ainsi elle ressentirait ce que c’est d’avoir quelqu’un ou quelque chose, comme le Lupus, qui vous contrôle.
Elle prit les cuillères avec enthousiasme. Sans comprendre où je voulais en venir, pensant sans doute que je faisais une blague, comme d’habitude quand il s’agissait de sujet sensible.
Elle ne pouvait pas savoir à quel point j’étais sérieuse.
Je lui demandais de compter ses cuillères. Elle me demanda pourquoi, et je lui dis que quelqu’un en bonne santé à une réserve sans fin de « cuillères ». Mais que quelqu’un de malade doit réfléchir pour planifier sa journée et doit savoir de combien de « cuillères » il dispose.
Elle avait 12 cuillères. Elle plaisanta et voulu en avoir plus.
Je lui dis « non », et je me rendis compte que ce petit jeu serait efficace quand elle eu l’air déçue alors que l’on avait même pas commencé.
Je n’avais pas trouvé de moyen de gagner des cuillères depuis des années, alors pourquoi en aurait-elle plus ?
Je lui expliquait aussi d’être consciente de combien elle en avait, et de ne pas les lâcher car elle ne pouvait pas oublier qu’elle avait un Lupus.
Je lui demandais ensuite de faire une liste des tâches de la journée, et aussi les plus simples. Pendant qu’elle listait tout cela je lui expliquais que chaque chose lui coûterait une cuillère. Quand elle passa directement à « être prête pour aller au travail », je lui pris une cuillère.
Je lui sautait presque à la gorge « Non ! Tu ne fais pas que simplement te lever, tu dois réussir à ouvrir tes yeux et tu te rends compte que tu es en retard. Tu as mal dormi. Tu dois t’extirper du lit, et ensuite te préparer quelque chose à manger avant de faire quoi que ce soit d’autre, car sinon tu ne peux pas prendre tes médicaments. Et que si tu ne peux pas prendre tes médicaments, tu peux abandonner tes cuillères du jour, et sûrement celles de demain aussi. Je lui pris une autre cuillère et elle réalisa qu’elle n’était même pas habillée. Se doucher lui coûta une cuillère, simplement pour se laver les cheveux.
Normalement cet acte tout simple aurait du lui coûter plus, mais je décidais de la laisser souffler un peu. Je ne voulais pas l’effrayer non plus. S’habiller lui coûta une nouvelle cuillère. Je la stoppais et détaillais chaque petite tâche pour qu’elle réalise qu’il fallait penser à tout. On ne peut pas tout simplement prendre n’importe quel vêtement quand on est malade. Je lui expliquais qu’il fallait réfléchir à ce qu’on était capable de porter, que si mes mains étaient douloureuses, des boutons étaient hors de question. Que si j’avais des bleus, je devais porter des manches longues, que si j’avais de la fièvre il me fallait quelque chose pour rester au chaud et me sentir confortable. Et que je devais prendre un peu plus de temps pour avoir l’air présentable. Et il faut aussi réaliser que tout cela vous a pris 2 heures.
Je crois qu’elle commençait à comprendre quand elle n’était théoriquement toujours pas arrivée au travail et qu’il ne lui restait que 6 cuillères. Je lui expliquais qu’elle devait penser au reste de sa journée avec attention. Car quand une cuillère est partie, elle est partie. Quelques fois on peut anticiper une du lendemain, mais alors demain cela encore plus difficile avec moins de cuillères. Je devais aussi lui faire comprendre que quelqu’un de malade vit toujours avec l’idée que demain sera peut être un jour où elle attrapera un rhume, ou une infection, ou n’importe quoi qui représente un risque. Donc on ne veut pas être à court de cuillères, car on ne sait pas quand on en aura besoin. Je ne voulais pas la déprimer, mais lui faire comprendre la réalité. Et, hélas, se préparer au pire fait partie de ma vie. Nous avons imaginé le reste de la journée, et elle réalisa que sauter le déjeuner lui couterait une cuillère, qu’être debout dans le train aussi, ou même simplement taper à l’ordinateur trop longtemps. Elle devait faire des choix et réfléchir aux choses différemment.
Hypothétiquement, elle devait choisir de ne pas se promener pour pouvoir diner ce soir là. A la fin de sa « journée », elle dit avoir faim. Je lui montrait qu’elle devait avoir un diner, mais qu’il ne lui restait plus qu’une cuillère. Si elle préparait le diner, elle n’aurait pas l’énergie de faire la vaisselle. Si elle sortait diner dehors, elle serait trop fatiguée pour conduire le chemin du retour en toute sécurité. Ensuite je lui dis que je n’avais même pas inclus dans le jeu qu’elle pouvait se sentir nauséeuse et que donc préparer le repas était hors de question. Alors elle décida de préparer une soupe, c’était facile. Il n’était que 7 heures du soir, je lui dis qu’il lui restait une cuillère, elle pouvait faire quelque chose de sa soirée, un loisir, ou le ménage, une activité, mais pas tout.
Je l’avais rarement vue aussi touchée, elle était vraiment agacée et je me suis dis que j’étais peut être allée trop loin. Je ne voulais pas agacer mon amie, mais j’étais aussi contente, peut être que j’avais réussi à faire comprendre à quelqu’un ce qu’il m’arrivait ?
Elle avait des larmes dans les yeux et elle me demanda doucement « Christine, comment peux-tu faire cela, c’est vraiment comme ça tout les jours ? ». Je lui dis que certains jours étaient pire, que certains jours j’ai plus de cuillères que d’autres. Mais que cela ne part jamais et que je ne peux pas l’oublier. Je lui donnais alors une cuillère que j’avais mise de côté. Je lui dis tout simplement « j’ai pris l’habitude de vivre avec une une cuillère de secours dans ma poche, pour être toujours prête ».
C’est cela le plus difficile, ce que j’ai mis le plus de temps à apprendre. Ralentir. Apprendre que je ne peux pas tout faire. Je déteste rester en arrière, devoir rester à la maison, ne pas faire ce que j’ai envie de faire. Je voulais qu’elle comprenne ce sentiment de frustration. Qu’elle ressente que ce que tout le monde trouve si facile, pour moi c’est une multitude de petites choses à faire. Je dois réfléchir à tellement de chose avant de faire quoi que ce soit. Là où les autres font simplement les choses, je dois m’y préparer, et établir un plan de bataille. C’est un mode de vie, la différence entre être malade ou en bonne santé. C’est la capacité de faire simplement, sans y penser. Cette liberté me manque. Cela me manque de ne pas avoir à compter mes « cuillères ».
Après avoir discuté de cela encore un peu, je sentis qu’elle était triste. Elle comprenait. Peut être réalisait-elle aussi qu’elle ne pourra jamais me comprendre tout à fait. Mais maintenant elle ne râlerait plus autant quand je ne pourrais pas l’accompagner pour sortir le soir, ou parce que je ne viens jamais chez elle, et que c’est toujours elle qui vient en voiture chez moi. Je l’enlaçais fort dans les bras alors que nous quittions le restaurant. J’avais toujours une cuillère en main et je lui dis:
« Ne t’inquiètes pas, je vois cela comme une chance. Cela m’oblige à penser à tout ce que je fais. Te rends-tu compte de toutes les cuillères que les gens gâches par jour ? Je n’ai pas le luxe de perdre du temps, de « perdre des cuillères », et ce temps je choisis de le passer avec toi. »
Depuis ce soir là, j’ai utilisé la « théorie des cuillères » pour expliquer ma vie à de nombreuses personnes. En fait ma famille et mes amis parlent de cuillères tout le temps. C’est un code pour dire ce que je peux faire ou non. Grâce à cette théorie, les gens ont l’air de mieux me comprendre, mais je crois qu’ils font plus attention à leur propre vie aussi. Ce n’est pas que pour comprendre le Lupus, mais aussi d’autres maladie, ou handicap. Ils ne prennent plus tout comme étant acquis et « normal ».
C’est en quelque sorte devenu une blague personnelle. Je suis devenue connue pour dire au gens qu’ils doivent se sentir favorisé quand je passe du temps avec eux, car je leur donne une de mes « cuillères ».
Beaucoup de malades chroniques se sont identifiés à ce récit, parce qu’il a un intérêt précis et très important: il met en lumière ce que c’est vraiment que la réalité quotidienne et infaillible d’une personne atteinte d’une maladie chronique. C’est grâce à ce texte, grâce aussi à chacune de personnes qui se le sont approprié, que j’ai compris qu’il existait bel et bien une réalité commune à beaucoup de malades, au delà des singularités de leur pathologie spécifique. Une personne avec n’importe quelle maladie chronique invalidante peut s’y identifier, parce qu’on partage cette même réalité d’être, malgré les possibles apparences, limité au quotidien par notre état de santé, en sachant que demain, comme chaque autre jour, il nous faudra compter et chérir, malgré la frustration, la douleur ou la peine, chacune de nos précieuses cuillères.
Je connaissais ce texte depuis plusieurs années. Mais en le relisant, chaque fois je redécouvre. Chaque fois j’avais un peu oublié. Parce que rien ne m’est imposé en terme de cuillères sans doute. Et cette fois encore : c’est fou le nombre de cuillères que tu m’accordes.
Et chaque fois je repense à cette expression. Quand on nait avec ou sans, entre nous, l’important n’est franchement pas qu’elle soit en argent!
C’est cette théorie des cuillères qui m’a fait mesurer ce que pouvait être une maladie chronique … C’est à dire aller un au-delà de la compréhension intellectuelle et commencer à appréhender ce que pouvait être le quotidien de quelqu’un atteint par une maladie chronique — et souvent invisible.
Merci de le remettre ici à l’honneur, tout le monde devrait le lire !
Bonjour à toi Auteure avec un grand A parce qu’il faut du talent pour me faire rester jusqu’au bout d’un blog que j’aurais lu d’une traite un samedi pluvieux en Moselle.
Tout d’abord sache que je ne suis pas atteinds de quelconque maladie que ce sois (c’est important de le préciser pour la suite) et je ne connaissait que très peu les maladies chroniques et encore moins la votre avant de lire ces aventures à par par le biais d’une amies qui a tenté de me décrire ces symptômes. C’est con mais je ne me suis qu’a peine rendu compte de ce que c’était, du monument que représente le fait de se faire diagnostiquer puis de « vivre avec ».
Alors par le biais de ce post, je voulais juste te dire que je suis un ignorant et que si tu te nomme idios, j’en suis un bel moi aussi.
Merci à vous de nous faire découvrir ce blog qui est un morceaux de bravoure à lui tout seul!
MERCI!!