« Fais un peu attention, c’est pas vrai! Tu sais faire le plus difficile, ce que les autres mettent des heures à comprendre, mais tu ne sais pas faire tout ce qui est le plus facile! C’est pourtant pas compliqué! »
J’ai passé mon code à 18 ans, après avoir eu mon Bac. Je n’ai pas voulu le passer pendant le lycée, parce que je n’avais « pas le temps en plus des cours » (en vérité, je n’avais pas la capacité de faire les deux en même temps, mais à l’époque, j’ignorais largement qu’une maladie me rongeait de l’intérieur). Mon plan, c’était ensuite de passer le permis le plus rapidement possible, parce que quand on veut plus que tout vivre dans une maison isolée au milieu de la campagne, qui plus est en cohabitation avec des animaux qu’il faut transporter, il est évident d’avoir une voiture. Je l’ai souvent imaginée, ma voiture. C’était en général un gros break « de papa », vert foncé, pourquoi pas rouge ou, au mieux, prune ou aubergine, dans lequel loger au moins deux chiens, trois guitares et une batterie. Parfois, c’était un pickup bleu marine (vous savez, les jolis Dacia?) à l’arrière duquel j’aurais mis un matelas pour partir dormir à la belle étoile quand il me plairait. Ou une camionnette, pour la même raison, mais avec un toit sur la tête. Quoi qu’il en soit, elle s’appelait « indépendance et liberté ». Je me fais du mal, là, alors passons à la suite.
J’ai eu le code au deuxième passage. Peu de temps après l’avoir passé, le Loup était entré dans ma vie, et j’ai pris mon appartement de l’autre coté de la ville. J’avais 19 ans. C’était l’époque de ma formation audio-visuelle en alternance. J’ai fait un transfert de dossier après avoir trouvé une auto-école proche de mon lieu de travail, étant donné que je sortais plus tôt du travail que des cours. J’ai commencé les cours de conduite pendant ma deuxième année de BTS, par pression familiale. Je ne jette la pierre à personne, je voulais conduire le plus tôt possible, mais je n’avais toujours « le temps » de rien, ce qui fait que pour ma part, déjà bien au galère au quotidien, mais toujours ignorant mon état de santé, je n’aurais même pas envisagé d’organiser ça en même temps que le reste. J’avais 20 ans. Je n’avais jamais conduit de ma vie (apparemment, la plupart des gens sont supposés avoir déjà conduit avant d’entrer à l’auto-école… Bon), et j’avais eu plusieurs accidents. Je pensais que mon appréhension venait de là, et les premiers cours ont été vraiment accès sur la découverte, dans un lieu très calme. J’en sortait absolument vidée, je ne comprenais pas comment les autres faisaient pour conduire avant tant de facilité. J’ai assez vite été contrainte de laisser les cours de conduite de coté jusqu’à la fin de ma formation, les cours du BTS étant le plus fatiguant dans ma vie, je me disais que, tant pis, je reprendrai dans quelques mois avec plus de régularité, quand je n’aurai que le travail, et que je serai sans doute moins fatiguée et plus efficace.
J’ai eu mon diplôme, j’ai signé mon CDI, et je suis retournée planifier des cours de conduite, pour m’y mettre vraiment, et à fond. Parce que la voiture, c’était maintenant la seule condition à remplir pour louer (ou acheter) la maison dans laquelle j’allais enfin pouvoir vivre maintenant que j’avais une situation. Ma petite maison à la campagne tant rêvée. Mon but, enfin.
Je fêtais mes 21 ans. Il a pratiquement fallu reprendre à zéro, mais en même temps, je n’avais eu que 3 ou 4 heures de cours, dont la moitié en explications. J’ai rapidement compris la mécanique, je connaissais les habitudes à avoir, j’avais compris le levier de vitesse, parfaitement intégré le son de l’engin quant à savoir quand les passer, les clignotants, toutes ces choses. Mais je souffrais, et si j’avais ces comportements là bien acquis, je n’arrivais pas à conduire correctement dans les rues et avec la circulation.
Je me concentrais tellement, et pourtant, tout allait trop vite pour moi, je passais une heure sous une tension qui me faisait parfois m’effondrer en larme en arrivant chez moi. Je ne comprenais toujours pas comment les autres faisaient. On me disait que c’était normal que ce soit fatigant, au début. Mais c’était bien plus que fatigant, c’était au dessus de mes forces. J’annulais parfois les cours, parce que j’étais trop fatiguée. J’avais planifié des cours de deux heures, mais à chaque fois, mon moniteur les interrompait à une heure, tellement j’étais à bout. Plusieurs fois, j’ai failli me planter dans un virage, sans savoir ce qu’il s’était passé. J’entendais simplement mon moniteur se mettre à crier et me dire de faire attention. Mais n’étais-je pas en train de faire si attention que toute mon énergie y passait? Comment faire plus attention? Pourquoi est-ce que je ne vois pas les panneaux, pourquoi est-ce que je n’ai pas pu réagir quand j’ai vu cette voiture me doubler? Pourquoi est-ce que je suis si nulle? C’est ça qu’on appelle un conducteur négligeant?
Les cours n’avançaient pas. Au bout de 22 heures, nous n’avions vu aucune manoeuvre, nous n’étions pas passé à l’étape supérieure. Et si j’avais su avoir tout les bons réflexes cités plus haut au bout de 4 heures à peine, je n’arrivais jamais à réagir à temps, à suivre les panneaux. Cet épuisement que j’espérais voir diminuer à force de pratique restait le même. Mon moniteur était excédé. Au début, à la fin de chaque cours, il me félicitait pour mes regards dans les rétros, mes clignotants, mes passages de vitesse, mes vérifications de sécurité, ma souplesse sur les pédales. Et puis petit à petit, les heures se concluaient par un « ça ne va pas du tout, pas du tout! ». Et puis, il me regardait et me répétait que ça n’avait aucun sens, que j’avais parfaitement réussi à comprendre tout ce que les autres avaient du mal à faire au début, mais que j’étais trop dissipée, et que tout ce qui est sensé être le plus facile, je n’y arrivais pas et que c’était ridicule, lui qui se disait que je passerai mon permis si rapidement parce que j’écoutais bien et que je comprenais tout, alors que là, je nous faisait perdre notre temps à tous les deux.
« Fais un peu attention, c’est pas vrai! Tu sais faire le plus difficile, ce que les autres mettent des heures à comprendre, mais tu ne sais pas faire tout ce qui est le plus facile! C’est pourtant pas compliqué! »
« Il faut être concentré et attentif quand on conduit! »
Quelques mois plus tard, j’allais consulter, faire des tas d’examens, rencontrer un neurologue, refaire des examens, et à la question « et pour conduire? » je me suis entendue répondre que je ne pouvais pas conduire, qu’il était exclus que je reprenne mes cours de conduite sans avoir trouvé un traitement satisfaisant, et que, si traitement suffisamment satisfaisant il y avait, je devrais passer par un contrôle médical pour obtenir le droit de détenir un permis provisoire à renouveler au prix d’un nouveau contrôle médical, et ainsi de suite.
Si vous vous demandez à quel moment j’ai compris que ce diagnostic qu’annonçait ce médecin allait impacter mon existence; ce n’est pas quand il m’a dit que c’était une maladie, ni qu’elle était rare, ni qu’elle était incurable, ni qu’elle se révélait à peu près à mon âge, ni qu’elle rendait impossible une vie professionnelle normale, ni que j’allais pouvoir demander un statut handicapé. C’est quand il m’a dit cette phrase là: « non, avec cette maladie, vous n’êtes pas autorisé à conduire ». C’est à ce moment là que j’ai versé des larmes. Au moment où une barrière est tombée entre moi et ma vie.
J’ai très vite appris « les choses compliquées à savoir au volant », parce que je suis consciencieuse et responsable. Je ne voyais pas les voitures, les marquages, les panneaux et les virages, parce que mon cerveau n’arrivait pas à les voir au milieu du reste, malgré mes efforts. Je ne savais pas faire les choses simples et évidentes, parce qu’elles ne sont pas simples pour moi. Elles sont impossibles. Quand je disais « ça va trop vite », je ne parlais pas de la vitesse de mon véhicule, c’est d’ailleurs bien pour ça que la seule conduite qui n’a pas été trop dure pour moi était celle sur une voix rapide, simple, droite, même si je roulais vite. Non, je parlais bien de la vitesse des informations autour. Elles n’allaient pas « très vite », pas « genre, vraiment, ça va vite », mais bien « trop vite » pour moi. Et pourtant, je faisais de mon mieux quand je fonçais droit dans un virage. Quand je m’en rendais compte, par les cris de mon moniteur, c’était le virage qui s’était précipité sur moi. Je sais faire tout ce qui est difficile, mais pas les choses les plus simples.
Je n’ai aucun traitement satisfaisant. Ce n’est pas une question d’autorisation. C’est une question de capacité. Je me sens aussi dépassée à pied, sur la route. Tout va trop vite, je dois être concentrée, et souvent, je ne sais plus où je suis exactement, ni de quel coté je dois prendre mon bus. J’ai 24 ans, et prendre le bus comme passager en étant seule consomme presque toute ma capacité de vigilance. Tout, dans le monde, dès que je met un pied hors de mon lit, va trop vite. Je vous souhaite de ne pas comprendre. Ce n’est pas une question d’autorisation. Et heureusement qu’il y a des interdictions, pour les personnes comme moi. Oui, il y a des personnes somnolentes qui en tuent d’autres, sur la route. En fait, ce sont celles qui en tuent le plus, que ce soit à cause du manque de sommeil ou d’une quelconque substance. Vous savez, quand on parle de l’état intense de somnolence dans lequel le sommeil nous tient parfois prisonniers, et qui hante les personnes comme moi, on parle d’ivresse du sommeil. Certains en sont plus sévèrement atteints que d’autres, bien entendu. Mais imaginez-vous avoir bu deux ou trois verre de vin après une nuit blanche, et vous approcherez de mes difficultés quotidiennes de vigilance, malgré ce que peuvent vous dire mon visage, ou mon sourire. Non, les autorisations n’ont rien à voir avec ça. Mon état me prive d’un droit qu’il est à peu près évident d’exercer, pour tant d’autres. Ce droit est plutôt un privilège, en fait. Je ne pourrai probablement jamais conduire. Et ça n’appelle en moi, à chaque fois, qu’une seule pensée, sourde, inévitable : « c’est injuste ».
Effectivement c’est injuste. Ayant à peu près les mêmes aspirations de liberté que toi, je pense que j’aurais beaucoup de mal à accepter cette situation. Au final, le moniteur a-t-il su un jour les raisons de tes difficultés à conduire ?
En tout cas, tu as aussi fait le plus difficile en nous partageant cet article, donc merci car je pense que ça doit pas être évident pour toi d’en parler. Et si un jour, t’as besoin d’un chauffeur pour prendre la route en direction de l’inconnu et la liberté, j’accepte volontiers 😉
En fait, après le rendez-vous chez Neuro et le diagnostic, j’ai appelé mon moniteur pour annuler ma leçon suivante, en disant que j’avais des difficultés personnelles qui m’empêchaient de continuer les cours pour l’instant. J’ai longtemps attendu des traitements qu’ils rendent la conduite automobile possible. En vérité, c’est la première chose que j’ai attendu de chacun d’eux. Mais aucun n’a été suffisant pour contrôler mes problèmes de vigilance et de concentration…
L’auto école m’a rappelée, il y a quelques mois. Pour me dire qu’il était temps que je reprenne car mon code allait expirer. J’ai dit que je ne pouvais pas reprendre « pour l’instant ». Donc non, je ne leur ai jamais expliqué. En vérité, j’ai beaucoup de mal à parler de ça, tant ça résonne comme un échec, je suppose.
Merci pour la proposition, on se fera des virées improvisées ;D
Tiens c’est vrai que ça m’a beaucoup surpris aussi quand le moniteur m’a demandé, une fois assise sur le siège, « avez vous déjà conduit ? »… Ben non, c’est ma première heure de pratique… J’ai appris plus tard que tous mes potes avaient appris sur des parking puis en campagne, et sur des departementales, même.
Je crois que le plus difficile dans ton histoire c’est d’avoir pu commencer sans pouvoir accéder à ce que tu desirais si fort. Un jour tu rencontreras peut-être mon cousin, un mec génial, 40ans, maraîcher, à la campagne après une vie sur paris, et qui n’a jamais voulu passer le permis. Tu vivras ton rêve autrement. Ne t’inquiète pas. Et ce sera une très belle vie parce que celle qui la vit est splendide.
Ce texte fait toujours aussi mal.
Comme tu l’as dit, conduire est quelque chose de normalement accessible à tout le monde, une espèce de droit, que chaque humain aurait, et dont les handicapés sont privés, les rendant dépendants…
Ça me touche beaucoup.
Tel que je le vois, c’est comme si on avait coupé les ailes d’un oiseau, un albatros…
Même sans ailes, t’arrive à faire des trucs super! Comme un blog par exemple ! 😉
Continue comme ça!